L’OMBRE DE L’OMBRE

Les portraits photographiques de femmes d’Aurore de Sousa sont des silhouettes soufflées. Des sur-vivances. Le tiret est important. Ne commettons donc pas l’erreur d’y chercher de fantômes. Même si parfois l’artiste déplace les formes spectrales, offre une présence particulière, une hantise. Un rêve aussi. Entre matérialité et immatérialité. Flux, courants, organisations. De telles femmes indifférentes aux voyeurs nous regardent pourtant. Pouvoir de la hantise, de la métamorphose. L’espace qui les entoure leur appartient. Etrange transparence dans l’immanence de leur opacité en des lieux fermés comme en des lieux ouverts.

Elles permettent de ressentir, d’éprouver non du fantasme mais leur pouvoir, leur puissance, leur mystère. Comme si sentir devenait la forme intérieure de la connaissance : éprouver un contact particulier par l’éloignement qui provoque autant la brûlure que la distance. L’approche commence dans le vide et se termine lorsqu’elle l’atteint à nouveau par mouvement suspendu. Parfois formes et « couleurs » dissipent les distinctions usuelles de dehors et de dedans. Ce n’est pas affaire de lieu mais d’espace. L’atmosphère « prend corps ».

Les portraits deviennent des écrins à hantises auxquels la créatrice donne une propriété troublante. Des hantises certes mais aussi des espérances introduites par effet de silhouettes « floutées » ou véristes. Certaines s’allègent, deviennent ailées. Leur matière elle-même paraît atmosphériquement sombre. D’autres dans leur écrin d’ombres et de lumières produisent une fable bien éloignée d’un romantisme cher à tant de motifs de la postmodernité.

Autour des femmes fantômes pourtant puissamment terrestres louvoie parfois une volupté. Mais toutes semblent entrer dans leur silence et leur couleur (ou le noir et blanc). Il y a même parmi des sortes d’indiennes indigo… Photographier revient à entrer dans leur silence à une “ croisée ” impossible des chemins afin de trouver une harmonie arrimée à la terre. Un aveu échappe de la chair. Lourde elle n’a rien d’affaissée au contraire. Aurore de Sousa procure une sensation de vertige : on s’y perd, pris dans une étrange sensualité. Et nous allons d’un visage à l’autre pour tenter de comprendre ce qui échappe mais aussi ce que retient une telle féminité. Nous quittons nos angoisses, nous acceptons le défi de ces femmes signes du désarroi et de l'espoir. Elles rappellent qu’on n'est à personne. Elles sont là, fuyantes et présentent même lorsque leurs traits se dissolvent derrière une vitre.

Cette transparence et opacité laissent entrevoir des profondeurs plus ou moins trouble. La mise au point crée un jeu de rapprochement et de distance. Il y a soudain un écart de la photographie comme celui de la femme. Le voyeur lorsqu’il regarde de tels clichés ne buttent pas sur elle mais sur lui-même. La photographie rappelle en conséquence ce que disait Lacan : « l’inconscient c’est l’autre ». Et pour une fois l’image sépare plus qu’elle rapproche. Entre le distinct et l’indistinct une étrange procession a lieu.

Jean-Paul Gavard-Perret

Essayiste et Critique d’Art