Depuis 2006, les Charmettes, maison de Jean-Jacques Rousseau à Chambéry, invitent chaque année, en lien avec l’artothèque des musées, un artiste qui réalise une création dans la maison et dans le jardin, pour donner sa vision du lieu et de Rousseau, souvent en rapport avec la thématique de l’exposition temporaire historique annuelle.
En 2013, Aurore de Sousa propose aux Charmettes une installation photographique et sonore « Et la lumière me suivait partout… », qui trouve un écho particulièrement sensible du souvenir qu’a laissé Rousseau dans ce lieu. On connaît le passage où Rousseau évoque un objet mémoratif, bien avant Marcel Proust et sa madeleine : « Le premier jour que nous allâmes coucher aux Charmettes, maman était en chaise à porteurs, et je la suivais à pied. Le chemin monte: elle était assez pesante, et craignant de trop fatiguer ses porteurs, elle voulut descendre à peu près à moitié chemin, pour faire le reste à pied. En marchant, elle vit quelque chose de bleu dans la haie, et me dit: Voilà de la pervenche encore en fleur. Je n'avais jamais vu de la pervenche, je ne me baissai pas pour l'examiner, et j'ai la vue trop courte pour distinguer à terre des plantes de ma hauteur. Je jetai seulement en passant un coup d'œil sur celle-là, et près de trente ans se sont passés sans que j'aie revu de la pervenche ou que j'y aie fait attention. En 1764, étant à Cressier avec mon ami M. du Peyrou, nous montions une petite montagne au sommet de laquelle il a un joli salon qu'il appelle avec raison Belle-Vue. Je commençais alors d'herboriser un peu. En montant et regardant parmi les buissons, je pousse un cri de joie: Ah! Voilà de la pervenche ! Et c'en était en effet. Du Peyrou s'aperçut du transport, mais il en ignorait la cause ; il l'apprendra, je l'espère, lorsqu'un jour il lira ceci. Le lecteur peut juger, par l'impression d'un si petit objet, de celle que m'ont faite tous ceux qui se rapportent à la même époque. ». Dans le jardin des Charmettes où pousse encore la pervenche, grâce à la vision d’Aurore de Sousa, de nouvelles fleurs sont sorties de terre : sur leurs tiges de métal, des photographies sur verre s’élancent, d’une forme ronde, comme la petite île Saint-Pierre où Rousseau aimait à rêver. Les images se superposent en transparences pour le visiteur qui se promène parmi les plantes du jardin ou dans la salle d’exposition : pervenches, paysages, visages, fleurs des papiers peints de la maison…
Il y a dans les Rêveries un passage presque prémonitoire de l’invention de la photographie, les herbiers sont en effet pour Rousseau en quelque sorte l’album photographique de ses souvenirs, il s’agit bien d’ « impressions », dont le but est de « rappeler », de « recommencer » , de « retracer », le « charme » à la « mémoire » et Rousseau emploie, comme Aurore de Sousa, « l’effet d’une optique » :
« Toutes mes courses de botanique, les diverses impressions du local, des objets qui m'ont frappé, les idées qu'il m'a fait naître, les incidents qui s'y sont mêlés, tout cela m'a laissé des impressions qui se renouvellent par l'aspect des plantes herborisées dans ces mêmes lieux. Je ne reverrai plus ces beaux paysages, ces forêts, ces lacs, ces bosquets, ces rochers, ces montagnes, dont l'aspect a toujours touché mon cœur : mais maintenant que je ne peux plus courir ces heureuses contrées je n'ai qu'à ouvrir mon herbier et bientôt il m'y transporte. Les fragments des plantes que j'y ai cueillies suffisent pour me rappeler tout ce magnifique spectacle. Cet herbier est pour moi un journal d'herborisations qui me les fait recommencer avec un nouveau charme et produit l'effet d'une optique qui les peindrait derechef à mes yeux. C'est la chaîne des idées accessoires qui m'attache à la botanique. Elle rassemble et rappelle à mon imagination toutes les idées qui la flattent davantage. Les prés, les eaux, les bois, la solitude, la paix surtout et le repos qu'on trouve au milieu de tout cela sont retracés par elle incessamment à ma mémoire. » Les Rêveries du promeneur solitaire, 7e promenade.
En 2013, les Charmettes présentent en parallèle l’exposition d’Aurore de Sousa et l’exposition Rousseau, Diderot et les arts pour fêter le tricentenaire de la naissance de Diderot. Aurore de Sousa s’est inspirée dans sa rêverie des Charmettes de la définition du mot Variations donnée par Rousseau dans l’Encyclopédie de Diderot : « Variations, en Musique, sont différentes manières de jouer ou de chanter un même air, en y ajoutant plusieurs notes pour orner ou figurer le chant. De quelque manière qu'on puisse charger les variations, il faut toujours qu'au-travers de toutes ces broderies on reconnaisse le fond de l'air, qu'on appelle le simple ; & il faut en même tems, que le caractère de chaque couplet soit marqué par des différences qui soutiennent l'attention, & préviennent l'ennui. ». Quelques soient les « variations », les « broderies », Rousseau indique que l’on doit reconnaître le « fond de l’air, qu’on appelle le simple», cette phrase est bien caractéristique de Rousseau : ne pas perdre l’essentiel, la simplicité, c’est ce qui fait la force de la démarche de Rousseau, la modernité de sa pensée et de son écriture, c’est la leçon de philosophie que l’on vient, artiste ou simple passant, chercher aux Charmettes, où, dit-il dans les Confessions, « le bonheur me suivait partout »
Mireille Védrine, conservatrice du Musée Jean-Jacques Rousseau, Chambéry.
Juillet 2013