Les maisons d’écrivains sont à la fois émouvantes et décevantes. Elles sont décevantes car il ne reste rien, ou pas grand chose de l’écrivain. Ces meubles, ces murs et ces espaces ne sont pas son oeuvre. Tout cela ne nous livre pas vraiment le sens de son oeuvre, qui tient avant tout dans des idées immatérielles. Pourtant, dans ces lieux, nous cherchons à saisir quelque chose de cette oeuvre, en imaginant l’écrivain assis pour lire, pour écrire, pour penser. Et c’est en cela que les maisons d’écrivains sont aussi émouvantes et touchantes. Ces lieux sont le support de notre imagination pour retrouver l’écrivain, comme si leur esprit habitait encore là.
Les maisons d’écrivains nous touchent lorsqu’elles nous proposent un voyage dans le temps.
C’est à ce voyage dans le temps que nous invite l’installation conçue par Aurore de Sousa aux Charmettes. Cette maison fut la maison où vécut Jean-Jacques Rousseau. Il n’y vécut qu’une partie de sa vie. Ce n’est pas là qu’il écrivit ses grandes oeuvres comme le Contrat social ou l’Emile. Et pourtant, ce lieu, plus que d’autres, nous transporte ailleurs, dans un autre temps.
Ce temps du passé est d’abord le temps de la rêverie. Cette idée de rêverie fut chère à Rousseau, lui qui écrivit Les rêveries du promeneur solitaire. Mais qu’est-ce qu’une rêverie ? On peut considérer que la rêverie est un mélange soigneux de souvenirs passés et de désirs rêvés. C’est bien quelque chose comme une illusion, qui nous détourne de la réalité, mais pour mieux en saisir l’essence et la valeur. C’est bien un souvenir. Mais c’est un souvenir que l’on retouche, que l’on modifie. C’est un passé idéalisé qui se livre alors à la contemplation esthétique.
Dans l’installation d’Aurore de Sousa, les images fanées du passé, qui s’effacent peu à peu, et les images flottantes des désirs rêvés se croisent et même se superposent. Or cette superposition des images joue comme une superposition des temps.
Ainsi dans la maison, Aurore a mis en place une première partie de l’installation. Nous sommes invités à regarder les images d’une forêt, sans chemins. Sur ces images viennent se superposer de manière transparente des images de fleurs de pervenche. L’ensemble est projeté non pas sur un écran mais sur un tissu blanc, un voile, flottant au milieu de la pièce. Ces images flottantes semblent ainsi sortir d’une rêverie. Et sur ces images flottantes, une voix vient, elle aussi, se superposer. Cette voix n’est pas une narration. Ce n’est pas une histoire qu’elle raconte, c’est plutôt un monde qu’elle évoque de manière poétique. Nous y reconnaissons des mots de Rousseau. Tout cela est une invitation à prendre son temps et à laisser du temps aux images, pour oublier notre temps.
L’installation d’Aurore se poursuit dans le jardin. En effet, la maison de Rousseau n’est pas qu’une maison. C’est une maison et aussi un jardin. Les deux sont liés, comme les deux côtés d’une même pièce ou d’une même feuille : radicalement séparés et en même temps inséparables. Dans le jardin, un étrange portail en verre rouge nous accueille. Par transparence, nous voyons le monde filtré en rouge. Ce portail agit comme un seuil. En le passant, nous sommes invités à entrer dans un autre espace qui est, en réalité, comme un autre temps. L’espace qui suit ce portail est un jardin parsemé de disques flottants en verre et montrant chacun une image. On y voit des pièces de la maison, des fleurs de pervenche, des reflets, un visage féminin, et surtout, sur l’un de ces médaillons de verre, un oeil que l’on devine être celui de Jean-Jacques lui-même. Cet oeil n’est pas là pour exercer une quelconque surveillance. Au contraire, il est là avec bienveillance. Sur certains de ces médaillons, plusieurs reflets se fondent l’un dans l’autre pour ne former qu’une image. Ces images se superposent alors les unes aux autres. Le verre produit un reflet de plus, celui de notre propre image qui vient se mêler à chacune de ces images. Ce jeu de superposition ne rend pas pour autant ces images confuses ou floues. Elles sont plutôt évanescentes, sur le point de se faner, comme peuvent le faire les pétales colorées d’une pervenche, d’un violet discret.
L’ensemble de cette installation nous semble fidèle à l’esprit des rêveries rousseauistes. Le titre de l’exposition est un écho à une phrase de Rousseau. Le choix de la pervenche est lié à un souvenir de Rousseau aux Charmettes. Pour Rousseau, la rêverie n’est pas synonyme de divagation ou d’illusion. Elle est probablement une forme de pensée à part entière. Elle est même probablement une forme supérieure de la pensée, puisqu’elle témoigne de la liberté de l’esprit, qui n’est pas assujettie aux contraintes du réel et qui peut inventer un autre monde. Cette expérience picturale de la rêverie nous rappelle que Rousseau voulut être, et fut incontestablement, un esprit libre.
Alors, en prenant le temps de voyager à travers les images d’Aurore de Sousa aux Charmettes, il n’y a plus de déception dans cette maison d’écrivain. Car l’oeuvre d’Aurore, en nous rappelant ce que fut l’esprit de Rousseau, nous rend sensible à ce qui est le plus immatériel, l’esprit lui-même. Par delà les temps et les siècles qui nous séparent, nous retrouvons l’esprit du philosophe.
Laurent Bachler, Philosophe
juillet 2013