Que craignaient-ils au juste, les iconoclastes qui plaçaient jadis des rideaux devant les peintures afin de les dissimuler à la vue ? Que les fidèles succombassent à l’insoutenable de la Présence ? Ou bien plutôt qu’advînt soudain la révélation de l’inadmissible Absence ? que craignaient-ils au juste, qui leur faisait préférer l’occultation à la révélation ? pourquoi jetaient-ils des rideaux sur les tableaux ?
Aurore de Sousa jette un rideau dans ses photographies. Ce dedans est un dessus, puisqu’il n’y a pas d’intérieur à ce qui est dépourvu d’épaisseur. La photo est pareille au rideau : un espace vertical, en deux dimensions, virtuel presque, sur lequel la lumière se cogne en coule. Tout ce que nous savons du monde passe par cette épaisseur nulle, ce périmètre de papier ou d’étoffe contre lequel la lumière court à sa perte. Le rideau et le tableau marquent tous les deux une distance- un défaut qu’il convient d’accepter pour parvenir à vivre . Le rideau est une « pièce » d’étoffe servant à couvrir, à cacher ». On use des rideaux pour fermer l’espace. Par son « être là », le rideau distingue deux qualités d’espace : le public et le privé, ou bien l’extérieur et l’intime. Il en est de même de l’image : elle coupe, elle aussi ; elle tranche dans le réel. Ce que l’image vole au réel passe à un autre niveau de réalité. La photo tranche dans le réel, afin de trancher dans le temps. Ainsi, le rideau est à l’espace ce que la photo est au temps : une superficie que l’on a dressée comme une pierre debout, qui fait signe et donne sens.
Si le rideau ferme l’espace, cependant, c’est qu’il peut tout aussi bien l’ouvrir ; il suffit de l’écarter ou de l’ôter. Cela, en revanche, on ne le saurait faire avec l’image. Il est possible de détruire une photo, mais il est impossible d’annuler ce que la photo montre, puisqu’on ne peut réduire à néant ce qui l’est déjà. Le rideau désigne un lieu, quand l’image s’en tient à ce qui a eu lieu. Le premier cache ce qui est, quand la seconde montre ce qui n’est plus. L’un dissimule une présence, quand l’autre exhibe une absence. Le rideau interdit la vision, alors que l’image donne à voir. Mais ce qui se tient derrière le rideau se fait pure promesse, alors que ce qui s’expose sur l’image se révèle pure déception.
L’image se bute, c’est-à-dire qu’elle bute sur elle ; elle s’affronte à sa vacuité, à la vanité de son dessein, en un conflit insoluble. L’image est notre première expérience de la mort ; elle est l’absence qui répond présent le manque qui tient compagnie, le vide qui nous emplit jusqu’à défaillir.
Cet évanouissement, que l’image signifie, est cela que l’on nomme « mémoire ».
Les photographies d’Aurore de Sousa postulent que l’image est comme un rideau qui nous sépare du monde. Cette séparation est comme une mise au monde retournée ; par le soudain recul qu’elle nous procure, elle nous offre la possibilité de déchiffrer le monde. L’Image tient l’anéantissement pour la mise en mémoire de l’impossibilité de la mémoire. Si le rideau est à la fois démarcation et passage( cloison fluide qui tombe sur la scène pour signifier la fin de la représentation, ou bien que l’on efface d’un revers de main, d’un coup de vent), l’image est une fenêtre virtuelle que notre entendement tente d’entrebâiller ; elle fait le lien entre ce qui est là et ce qui n’y est plus, entre la réalité de celui qui contemple et la réalité de ce qui est contemplé. Elle se tient sur la frontière entre deux terres, entre deux temps.
Dentelles, guipure, broderie, voile qui couvrent ou découvrent, c’est selon : un rideau traverse toutes les images d’Aurore de Sousa, un rideau ajoute sa trame aux autres trames ; travaux d’aiguilles, aiguilles du temps. L’image et le rideau battent l’un contre l’autre : aimants qui se repoussent, inconciliables définitivement. Cet antagonisme fait la matière photographique d’Aurore de Sousa. L’ombre d’une main vivante qui effleure le reflet d’un visage mort…
Jean-Louis Roux
Journaliste, écrivain