Aurore de Sousa et la métaphore des jardins

par Jean-Paul Gavard-Perret

Un lieu, une étendue, une œuvre et ses motifs qui se répètent ou plutôt qui varient pour habiter l’espace, y proposer d’autres passages.

Il y a à voir puis à découvrir. L’objectif est double : franchir le réel, sentir une présence qui se superpose à lui. Chaque œuvre dans les deux ensembles paysagers d’Aurore de Sousa est un îlot de repère, un point d’apparition. On déambule. L’imaginaire devient réalité. Les oeuvres transforment le regard. Par les modifications proposées c’est en celui-là qu’elles opèrent.
Surgit l’ordre qui est le plaisir de l’imaginaire. Il dépasse le désordre du plaisir de la seule raison.
Nous cheminons « entre » le jardin et les images d’Aurore de Sousa. Elle offre une gymnastique des sens. Un exercice spirituel aussi. Un exercice de conversation entre l’art et la nature. La conversion de la seconde se produit par la première. Nous marchons dans un rythme. Nous expérimentons l’espace et le temps. La photographie devient parfois des statues d’un ordre particulier : leurs formes tiennent et retiennent l’espace. Il s’y reflète, passe à travers.
L’œuvre possède donc l’espace : Aurore de Sousa propose l’échange réciproque du jardin et des ses propres interventions plastiques. Elles deviennent un champ d’action physique. Il instaure le lieu comme hantise : il trouve donc une autre dimension. Les images deviennent soudain fluctuantes. Le lieu sort de ses limites afin que le rêve puisse de constituer. Oui jardin devient une matière de rêve sans que l’artiste donne des définitions quant à la nature de ce rêve. Mais c’est un mot dans lequel l’artiste met toute sa foi. Elle transfère ce rêve dans la réalité entre matérialité et immatérialité. Elle plonge la vie dans le rêve, le rêve dans le réel. Ce rêve se comprend dans les flux dynamiques, les variations : ce sont des courants qui ouvrent sur un portant atmosphérique, une iconologie des intervalles, des entrées et des variations. Surgit une nouvelle organisation, un chiffrage spirituel.
Aurore de Sousa propose une appropriation du lieu par le regard de ses propositions intervallaires et ses « strates » monocolores. Elles deviennent des silhouettes sœurs du jardin. Car elles ne lui sont pas étrangères.Elle ne sont pas des « natures mortes » ou des reproductions mais des échos du lieu.

Hantise et métamorphosent donnent naissance à un lieu reconfiguré par la traversée du regard. L’œuvre existe pour les yeux du lieu. L’espace qui entoure les œuvres devient partie physique de celles-ci. Ce n’est pas seulement un espace à l’intérieur duquel l’œuvre se situe mais un espace qui constitue un élément constitutif du travail. L’œuvre vit dans un espace particulier, élément « idéal » et non interchangeable. Dans ses déplacements elle transporte avec et en elle l’espace où elle est née.

Détachée du lieu l’œuvre serait en quelque sorte orpheline. Elle est une créature vivante qui se transforme comme elle transforme le paysage suivant les moments, la lumière et le temps. Si bien que les variations elles-mêmes se démultiplient dans un voyage sans cesse recommencé.
L’artiste ne cherche pas à clore. Elle traverse le jardin et multiplie ses « visages ». Les pouvoirs qu’elle crée sont ceux de la réverbération et de la transparence. Rien n’est bloqué tout transfuse. Le lieu comme l’œuvre conservent pouvoir et mystère qui ne cessent d’évoluer, d’ « involuer » là.
Il existe un contact particulier entre les images et leurs lieux dans un jeu de distance et de rapprochement. Eprouver devient affaire à la fois d’espace et de lieu. De lieu paradoxal où se fait l’expérience du contact et de la distance. Une atmosphère prend corps qui est ni uniquement le jardin ni uniquement l’œuvre. C’est une histoire de rapport. Il évolue sans cesse suivant le soleil ou la brume. Nous perdons notre chemin mais nous ne cessons pas d’avancer par le souffle des images. Par ses monochromes parmes, verts ou rouge Aurore de Sousa ne propose pas de multiples. Elle ne duplique pas mais crée des variations en des combinaisons infinies avec le même à partir d’éléments constitutifs qui subissent divers agencements.

Les couleurs retenues dans le spectre général ne sont pas seulement des facteurs ornementaux, atmosphériques ou émotionnels, mais de véritables « idées » qui absorbent le paysage. Elles soulignent une recherche formelle de plus en plus accusée. Elles abordent l’espace naturel en des espaces plus abstraits. Cela provoque une forme de tension dans cette déconstruction/reconstruction. L’idée de variation entraîne le même dans diverses déclinaisons, en fonction du puzzle des structures mais aussi selon des heures de la journée. Le temps imprime de la différence dans le même lieu, dans le même espace. Tout se transforme à travers les interstices et les écarts du temps qui s’écoule.
En conséquence, de telles œuvres, dans leur fixité, se prêtent au mouvement, au voyage. Une vie infinie est en marche loin de tout effet de nostalgie même lorsque Aurore de Sousa habite le jardin de la maison de Jean-Jacques Rousseau, ou la belle demeure Hébert. L’espace est pulvérisé et en même temps présent.
Que voit-on dans ces maisons historiques ? Le vide d’une présence disparue. Mais il ne s’agit pas de suggérer un souvenir. L’artiste occupe le lieu, elle laisser voir le plein dans le vide ; la présence dans l’ « objet ». L’œuvre permet à l’être d’advenir comme une apparition qui vient habiter le présent, elle dit l’aujourd’hui dans sa poésie muette mais riche de sens.
Chaque jardin est donc traversé mais c’est l’être qui est transpercé. L’un passe à travers l’autre. L’être habite l’espace et celui-ci l’habite. Il s’interroge sur ce qu’il est. Où commence-t-il ? Où s’arrête-t-il ? Quelle est sa substance ? Quelle est son étendue ?Tout lui résiste hormis une grande rêverie.
Et l’œuvre que veut-elle ? Elle impose sa force poétique.
Elle propose une sorte d’anamorphose, met la nature en scène dans une fausse mesure sans que la réalité soit à proprement truquée ou donnée sous un faux-semblant. Elle devient méditation et espace de jeu. Aurore de Sousa propose donc un glissement. Sa saillance est sa présence.
Elle ouvre « les fenêtres sourdes du dehors, les portes closes d’anciens temps » dont parle Rilke. Les structures créées par l’artiste flottent dans l’air comme des bulles de lumières, et imposent leur beauté : le jardin devient un lieu paradoxal. On y passe mais, mais on y fixe les œuvres lumineuses et térébrantes. Grâce à elles nous cessons d’êtres des êtres historiques nous rêvons en plein jour et les yeux ouverts. À la fois l’espace s’élève et se transforme. Il représente le point ultime où les images brutes du réel disparaissent au profit d’une fraîcheur nouvelle à saveur d’éclipse et tout autant de fascination.

Jean-Paul Gavard–Perret
Mars 2013